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Maroc Maroc - CARNETSROUGES.FR - A La Une - 02/Jul 12:02

La question des
« fondamentaux » dans l’école française 
depuis 1945

Depuis 1980, la récurrence d’un discours politique appelant au « retour vers les fondamentaux » est portée par des motivations où se mêlent les idées conservatrices et les stratégies néolibérales. Ce discours a fini par s’imposer comme une évidence mais ne serait-il pas urgent que nous puissions renouer avec d’autres finalités pour l’école ? Georges Cogniot aspirait dans son Esquisse de septembre 1943 à une école « ouverte à la vie », celle dont Langevin et Wallon voulaient qu’elle soit « une initiation aux diverses formes de l’activité humaine ». Tout portait à la fin du modèle d’une école circonscrite à des objectifs minimaux et séparée des réalités du monde : les aspirations des pédagogies nouvelles dans la première partie du XXe siècle, la transformation des représentations culturelles qui ouvrait les perspectives nouvelles d’une autonomie de l’enfant, la place croissante de nouveaux champs de savoirs scientifiques et techniques et les traumatismes des impositions idéologiques du nazisme auxquels les modèles scolaires traditionnels n’avaient pas été capables de résister. La diversification des contenus d’enseignement apparaissait comme essentielle, joignant les « humanités modernes, scientifiques et techniques » aux « humanités classiques ». Avant les années 1980 Dès les années 1950, le débat parlementaire témoigne néanmoins de replis successifs. En 1952, la gauche socialiste et communiste reproche au ministre André Marie de renoncer aux expériences pédagogiques d’un « enseignement vivant, moderne, aéré, en contact avec la vie ». C’est qu’une autre perspective se construit, celle de vouloir finaliser les enseignements et de penser la démocratisation scolaire en fonction des besoins de « main d’œuvre ». Pendant les années 1950-1960, deux visions ne cesseront de s’opposer. L’une, qu’on pourrait dire « gaulliste », dominera les décisions politiques, celles des réformes Berthoin, Capelle et Haby, guidées par la volonté d’une démocratisation motivée par la logique économique d’un besoin croissant de cadres et de techniciens. Une telle logique appelait la centration des programmes sur un minimum indispensable, même s’il n’était pas encore désigné sous le terme de « fondamentaux ». L’autre qu’on pourrait dire « wallonienne » sera portée par une logique culturelle de la démocratisation, celle d’une élévation générale du niveau des connaissances qui postule qu’«une vraie réforme doit élever la collectivité tout entière vers plus d’éducation et de culture ». Les mutations des années 1970, celles qui en appellent à la fin des pédagogies directives et à une ouverture de l’école capable d’éveiller les esprits, ont semblé mettre entre parenthèses cette dualité au profit de la seule vision d’une école capable d’épanouir l’individu en prenant en compte ses aspirations et ses besoins. La parenthèse fut brève. A nation at risk La nécessité d’un recentrage de l’école sur les savoirs fondamentaux va être réaffirmée par la plupart des politiques scolaires des pays occidentaux dans les années 1980. Aux États-Unis, en avril 1983, est publié le rapport « A nation at risk ». Dans un contexte où l’économie américaine voit faiblir ses avantages concurrentiels, les experts alarment sur les risques économiques d’une moindre performance scolaire. Le rapport se conclut par la promesse faite à chaque enfant américain de pouvoir disposer des savoirs fondamentaux, outils nécessaires à son développement. Ronald Reagan en tire une conclusion simple : « back to basics ». Ses discours tracent les lignes d’un scénario argumentaire qui se répandra largement : le constat du délabrement de l’école appelle la nécessité d’un sursaut qui ne sera pas soutenu par des augmentations budgétaires étatiques mais par un retour vers le « bon sens », qu’il s’agisse des enseignements basiques ou des exigences morales. Un tel propos va séduire autant les néolibéraux qui y trouveront les arguments d’une mise en marché de l’école que les réactionnaires qui y verront le retour de l’ordre qu’ils jugeaient menacé par les évolutions sociétales des années 1970. Cette motivation duelle, aux enjeux parfois contradictoires, va produire des traductions politiques des plus diverses, d’autant que rien n’est véritablement engagé pour définir clairement ce que devraient être ces fondamentaux, voire pour en concevoir le moindre contour. Ce discours politique va trouver des appuis universitaires notamment chez Éric Donald Hirsch qui définit un savoir de base précisément par une liste de 5 000 noms, expressions, dates et concepts qui doivent être acquis avant tout autre apprentissage ou chez le psychologue Daniel Willingham dont les travaux sont interprétés pour justifier l’apprentissage par cœur de notions élémentaires comme devant précéder toute éducation à l’analyse ou au jugement critique. Les fondamentaux dans les politiques éducatives françaises C’est en 1984 que les « fondamentaux » font leur apparition dans le discours politique français. Le ministère d’Alain Savary (1981-1984) a cristallisé les oppositions des défenseurs de l’école privée comme celles des adversaires des réformes pédagogiques. La volonté d’un nouveau consensus, y compris au sein même des socialistes, incite à un tournant de la politique éducative. Jean-Pierre Chevènement le fonde sur une double justification des « fondamentaux » visant à satisfaire les conservateurs comme à rassurer les socio-démocrates. Satisfaire les conservateurs et les réactionnaires… La politisation des questions d’enseignement s’est exaspérée tout au long des années 1970. Les conservateurs stigmatisent les évolutions « pédagogistes » et les conceptions sociétales jugées laxistes en les accusant de causer le désordre social et l’ignorance du citoyen. Il faut dire que la littérature n’a pas manqué qui, de Jacqueline de Romilly à Jean-Claude Milner, multiplie les pamphlets et dénonce le « massacre des savoirs » perpétué au nom du « puérocentrisme ». En annonçant son intention de soustraire les enseignants à « l’inspiration pédagogiste », Chevènement ne pouvait que les satisfaire. Il n’hésite pas à vanter les nécessités de l’effort, du mérite et de la sélection. Il ne cesse de répéter son attachement à « l’instruction », dévalorisant toute considération pour les effets des contextes sociaux d’apprentissage ou pour leurs usages culturels de domination comme étant du « jargon pédagogiste ». Les objets de connaissance sont sacralisés indépendamment de toute question pédagogique et didactique sur les enjeux de leur transmission et jusqu’à des attachements fétichistes. Pour l’un ce sera le plus-que-parfait, pour l’autre le futur antérieur ou la règle de trois, pour l’un la mémorisation de petits textes, pour l’autre le placement des capitales sur une carte du monde. S’y mêlent les obsessions du roman national, les héros et héroïnes du pays. L’enseignement de la lecture est le sujet de communication essentiel avec son objet maléfique, la « méthode globale », et sa miraculeuse antidote, la « méthode syllabique ». Gilles de Robien, Xavier Darcos puis Jean-Michel Blanquer joueront ce même scénario qui veut faire du « pédagogisme » le bouc émissaire responsable du déclin de l’école pour renforcer une logique politique qu’ils veulent imposer au sens commun : les méthodes traditionnelles au service de savoirs fondamentaux garantissent de meilleurs résultats pour les élèves. La faiblesse théorique d’une telle assertion rendant réticents bon nombre d’enseignants, il faut inscrire les pratiques professionnelles dans le champ de légitimité des prescriptions politiques en usant de la contrainte des injonctions ministérielles. Ce qui n’est pas sans déplaire à un électorat qui considère qu’il est temps de mettre fin au laxisme post-soixante-huitard. Tout cela n’est pas sans poser quelque question démocratique : depuis la suppression du Conseil national des programmes par François Fillon en 2005, les décisions concernant les contenus sont prises par le ministre et son cabinet. « Sans transparence » et « en circuit fermé », commentera un rapport parlementaire de 2012. Toujours est-il que ce discours idéologique ne se préoccupe guère de sa capacité concrète à agir sur la réalité des apprentissages : Jean-Pierre Chevènement est le ministre dont les prescriptions réglementaires, en 1985, ont donné à l’enseignement du français et des mathématiques la part la plus faible dans le temps scolaire (54%) de toute la seconde moitié du XXe siècle. Darcos supprime deux heures hebdomadaires d’enseignement primaire. Difficile de croire qu’une telle politique puisse objectivement servir une maîtrise des savoirs de base. … tout en rassurant les socio-démocrates… Le « retour aux fondamentaux » n’est pas une aspiration des seuls ministres issus de la droite conservatrice. Jean-Pierre Chevènement en témoigne, lui qui doit trouver en 1984 d’autres arguments que ceux des réactionnaires pour convaincre les socialistes. Il va s’efforcer de relativiser les perspectives d’un retour à l’ordre par l’affirmation de la finalité citoyenne d’une action éducative fondée sur l’acquisition des notions élémentaires : garantir le « minimum exigible pour un citoyen normalement constitué, par rapport aux exigences de notre temps ». Au-delà de l’affirmation que le retour aux fondamentaux serait une garantie de la démocratisation des savoirs, Chevènement tente de se référer aux origines de l’école républicaine. Mais si les premières instructions de l’école républicaine, en 1887, assignaient à l’école primaire d’enseigner « ce qu’il n’est pas possible d’ignorer », l’école de Ferry ne le faisait pas dans une limitation aux fondamentaux mais, au contraire, dans une grande diversité des contenus enseignés. Contre une conception des savoirs « abrégés », elle pense les fondements en terme « d’élémentation des savoirs », c’est à dire comme le disait déjà Lakanal en 1794, « présenter les premiers germes et en quelque sorte la matrice d’une science ». Les enseignements élémentaires de l’école républicaine ne sont pas un viatique mais une propédeutique. C’est la condition même de leur finalité émancipatrice, à l’opposé de l’obsession d’une logique de réduction des contenus dont Claude Allègre voulait faire croire qu’il faillait les réduire pour « une plus grande exigence s’agissant des fondamentaux ». … et en répondant aux attentes des néolibéraux. Depuis Reagan, l’affirmation d’un nécessaire « retour aux fondamentaux » s’assortit toujours d’une admonition : la solution n’est pas budgétaire. Les fondamentaux ont ceci de pratique… fonder l’enseignement sur eux ne coûte rien. Luc Ferry et Xavier Darcos, présentant leur chantier prioritaire d’acquisition des savoirs fondamentaux, affirment : « N’est-il pas temps de réfléchir un peu autrement, en termes pédagogiques et non exclusivement financiers ? A vrai dire, l’attitude qui consiste à tout juger à l’aune des moyens est non seulement calamiteuse à terme sur le plan économique, mais en outre essentiellement destinée à masquer les vraies questions : elle empêche en effet de les aborder clairement et de les prendre à bras le corps en donnant à croire que tout est affaire d’argent ». Cet appel à dépasser les questions budgétaires pour aller vers les questions de sens est d’une évidente hypocrisie. Car si l’arrière-plan néolibéral est moins explicitement affirmé dans les politiques françaises que dans les discours reaganiens, il n’en reste pas moins présent. En 1985, Jean-Pierre Chevènement publie « Apprendre pour entreprendre », plaidoyer pour une école qui assure « la sélection des meilleurs par la promotion de tous » au service des nécessités de la « compétition économique internationale ». Dans la lancée, il sollicite les conseils d’un industriel, Antoine Riboud qui a constitué dans les années 1970 l’empire agro-alimentaire de BSN-Gervais-Danone, et d’un spécialiste du conseil marketing, Claude Fitoussi pour définir une école capable de faire « une nation de vendeurs ». Cette fois-ci, le discours s’emballe vers un asservissement trop explicite de l’école aux stratégies marchandes et le ministre fait machine arrière… Le discours patronal n’en reste pas moins attaché à la limitation des enjeux d’apprentissage. Dès les premières assises du patronat français, à Lyon, en 1970, Pierre de Calan, prônant une conception utilitariste de l’enseignement et de la formation, affirmait qu’il ne fallait « bourrer le crâne » des enfants. Revenir à une autre perspective « Répondre aux attentes de nos concitoyens, répondre aux besoins de nos enfants, c’est d’abord réussir la transmission des savoirs fondamentaux ». Voilà l’évidence qu’on voudrait nous imposer et qui finirait par nous faire oublier qu’existe une autre vision de l’essentiel scolaire. Celle qui, de Cogniot à Wallon, avait tenté de définir les enjeux de l’école bien au-delà du minimum permettant l’adaptation aux exigences de l’emploi en visant la compréhension du monde comme condition de l’émancipation individuelle et collective. Aurions-nous perdu toute capacité à nous décentrer des finalités productives et des dominations économiques pour retrouver la volonté d’une école capable de donner « une importance suffisante à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité » ? Paul DevinPrésident de l’Institut de Recherche de la FSU

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